Les dits d’Eugénie 21 -Une tornade dévastatrice 

Ce devait être en septembre 1927. Maurice et Adrien, les deux aînés, étaient à l’école et je vaquais à mes occupations quotidiennes en surveillant mes trois autres enfants, Rita, 4 ans, Jeanne, 2 ans, et André, né le 20 juin, qui était au berceau. Au début de l’après-midi, Rita me demanda la permission d’aller retrouver son père parti réparer la clôture du «clos des moutons». Comme la matinée avait été ensoleillée et que la distance à parcourir n’était pas très grande, je la lui accordai et elle partit joyeuse en trottinant.  Je pouvais la suivre du regard jusqu’à ce qu’elle passe derrière un monticule où poussaient de grands sapins. Je ne m’inquiétais pas, son père devait être là, tout près.

Peu de temps après, Alphée, mon mari, qui savait interpréter les signes avant-coureurs d’un changement de température mieux que n’importe quel météorologiste pressa Rita, qui gambadait à quelque distance, de retourner le plus  vite possible à la maison et de m’avertir de fermer portes et fenêtres, car il y avait un risque imminent d’orage violent et de grand vent (Mon mari ne craignait pas grand-chose, sauf le vent…). Rita arriva donc hors d’haleine à la maison et me transmit le message. Je m’empressai de vérifier si toutes les fenêtres et les portes étaient fermées et m’assurai que les loquets étaient bien en place. Inquiète, j’invitai les deux fillettes à venir s’asseoir près de moi, autour du berceau où dormait André, et de se tenir bien sages. Sur les entrefaites, Alphée entra et referma la porte menant au bas-côté, sorte d’appentis où nous prenions nos repas tout le temps que durait l’été2.  C’est alors  qu’un vacarme épouvantable éclata comme une explosion, accompagné de craquements et de secousses qui nous remplirent tous de stupeur.

Croyant ma dernière heure venue, je me jetai à genoux entraînant les enfants avec moi et récitai mon acte de contrition, suppliant le Sacré cœur, dont la statue trônait sur une tablette, de nous sauver tous3. Cette statue m’était bien précieuse, car je l’avais reçue de madame Alphonse Bilodeau, ma patronne au moment où je travaillais au magasin général que possédait son mari.

Le bruit infernal n’avait duré qu’un instant et puis, soudainement, tout était redevenu étonnamment calme et silencieux. Soudain, je fus submergé par un sentiment étrange: j’étais toujours sous le coup de l’effroi mais en même temps j’avais hâte de constater les séquelles du tumulte qui avait secoué la maison comme un tremblement de terre. Heureusement, Alphée était d’un grand secours dans ces moments-là, car il savait garder son sang-froid. Il examinait calmement les dégâts et son flegme nous rassurait.

Lorsqu’il ouvrit la porte de la chambre d’amis, côté nord, où, à ce qu’il semblait, le choc s’était produit, un spectacle navrant s’offrit à mes yeux: toute la pièce n’était que poussière, les murs de plâtre avaient éclaté, le plancher jonché de gravats, de pièces de bois déchiquetés et d’éclats de verre. Le fait est que la tornade qui avait frappé (car c’en était une!) avait complètement emporté le toit de l’étable et que les planches et les bardeaux arrachés avaient percuté violemment le mur nord de la maison, brisant les fenêtres, écorchant les murs. Des débris on en retrouva jusqu’à la cabane à sucre, un demi-mille plus au sud. Quant au bas-coté qu’Alphée avait quitté trois secondes avant le séisme, il s’était détaché de la maison et avait roulé dans le jardin, le poêle, la table, les chaises, les armoires sens dessus dessous.

Quand Maurice et Adrien revinrent de l’école en fin d’après-midi, ils furent abasourdis, n’en croyant pas leurs pas leurs yeux face à ce spectacle d’apocalypse. Que s’était-il donc passé? À l’école et tout au long du trajet de retour, ils n’avaient rien senti ou vu qui annonçait un tel désastre. 

Alors qu’ils faisaient le tour des bâtiments avec leur père pour constater l’étendue des dégâts, ils s’aperçurent que la petite cabane servant à abriter les cochonnets avait tournoyé sur plusieurs dizaines de mètres avant de s’immobiliser la face contre le sol. Ils crurent que les pauvres bêtes étaient mortes écrasées puisqu’ils ne les apercevaient nulle part. Quant ils réussirent enfin à retourner la cabane et à la remettre debout, ils furent étonnés de constater que les gorets étaient bien vivants et ne souffraient d’aucune blessure. Ils sortirent en grognant et en se branlant le popotin, heureux de retrouver leur liberté.

La grange était détruite et la maison avait grandement souffert. Il fallait rebâtir la première et au plus vite avant l’hiver pour sauvegarder le fourrage déjà engrangé. Quant à la maison, même si elle avait résisté à la fureur du vent et était toujours debout4, elle avait besoin d’être réparée. Il en faudrait du courage et de la vaillance à Alphée pour surmonter cette rude épreuve, car les temps étaient durs et nous devions nous débrouiller avec peu. Mais heureusement, à cette époque, nous pouvions compter sur nos voisins et sur tous les habitants de la paroisse. Nous étions sains et saufs, c’est cela qui avait de l’importance. La vie continuait.


Marcel Chabot, printemps 2016


1.  Fille de Marcel Chabot et de Rose-Délima Goupil, Eugénie est née dans le rang dit du Petit Buckland, à l’extrême sud de la paroisse de Saint-Lazare-de-Bellechasse. Elle et papa étaient de lointains cousins et ils ont peut-être dû obtenir une dispense pour avoir le droit de s’unir à l’Église.

2. Cette annexe jouxtant la maison, côté nord, est toujours là, 96 ans plus tard. C’est une relique qui me ramène dans mon enfance chaque fois que je fais un détour pour visiter mon neveu qui est toujours le propriétaire de la maison paternelle.

3. Très croyante et pieuse, maman avait le réflexe de se tourner vers la prière et l’invocation de Dieu et de ses saints lorsque survenait un malheur, petit ou grand. Et, bien sûr, elle croyait aux miracles.

4. Elle l’est toujours 96 ans plus tard. Il est difficile d’établir son âge véritable; ce que l’on sait toutefois c’est que lorsque Pierre, le père d’Alphée, a acquis la ferme vers 1905, la maison faisait partie de la transaction.

Derrière la maison, en gris, le bas-côté, percé d’une fenêtre. Ayant roulé dans le jardin, situé à gauche, il  est miraculeusement toujours là.