Moi et des neveux, après une fête à sucre tardive, je suppose… À l’arrière dans l’ordre habituel : Jean-Marie * (Adrien) et moi. En avant, vêtue d’un manteau, Lorraine (Adrien). Devant moi, à ma gauche, Germain (Adrien) et devant lui Charles-Henri (Maurice) qui enserre sa soeur Cécile ou son frère Luc, et,  à sa gauche René (Adrien). Si j’erre, j’aimerais qu’on me l’indique.

La sucrerie


C’est avec émotion encore que je me rappelle ce temps de l’année, quand les vents plus doux de mars soufflant un peu de chaleur ameutaient les corneilles criardes. C’était, selon Bernadette, le signe que le temps des sucres approchait.


Alors Maurice prenait le chemin de la cabane dans une «sleigh» articulée tirée par le Prince ou la Kate, des chevaux robustes. La Puce, sa préférée, était toujours épargnée de l’épreuve pénible de tracer les chemins de cabane. Dans la neige jusqu’au poitrail et parfois davantage, ils devaient sillonner l’érablière pour que les sentiers servant à la récolte de la sève d’érable soient praticables. Lorsqu’un verglas avait créé une couche de glace, il arrivait que les pattes des pauvres bêtes soient gravement lacérées.


Pendant ce temps, papa dégageait le toit de la cabane et les alentours puis commençait à faire l’inspection du matériel, chaudières, seaux, casseroles. Sur un petit poêle de fonte, il faisait bouillir de l’eau pour ébouillanter ou nettoyer ce qui devait l’être. Alors tout était prêt pour l’entaillage et, un bon matin, quand la température s’annonçait idéale, lui et Maurice, partaient avec leur vilebrequin et une pochetée de chalumeaux pour entailler le millier d’érables de notre sucrerie. Puis, ils accrochaient les seaux aux chalumeaux en attendant la température favorable à la première coulée.


Ces jours-là, tout au long du mois de mars, Maurice sillonnait les sentiers battus et, allant d’un érable à l’autre, souvent en raquettes, lorsque le tapis de neige était épais, récoltait la sève dans un grand seau qu’il venait déverser dans un tonneau monté sur un traîneau. Papa, un joug de bois sur les épaules, faisait la ronde de tous les arbres à proximité de la cabane. Et aussitôt que la réserve d’eau sucrée était suffisante,

(d’abord conservée dans un tonneau additionnel, puis plus tard, dans un bassin de tôle galvanisée), papa remplissait les casseroles au seau, les reliait à l’aide d’un siphon pour assurer la circulation de la sève de l’arrière à l’avant , puis allumait les bûches qu’il avait placées avec précaution à l’avant du four de béton. Bientôt la flamme crépitait et, avant qu’il ne soit longtemps, le parfum sucré de la sève en ébullition qui s’insinuait dans le toit ouvert, embaumait la place. C’était pour papa, un moment de grâce, un plaisir qu’il savourait pleinement, tout occupé qu’il était à observer les étapes de la cuisson, refrénant à l’aide d’un morceau de gras un bouillonnement intempestif annonçant un danger de débordement. Il était maître à bord, ajoutant par-ci, par-là, une bûche dans le four, jusqu’à ce que, ayant pris, avec son vieux thermomètre, la température du liquide épais de la casserole principale, il juge que le sirop était à point. Alors, au risque de se brûler grièvement, il empoignait la casserole et en vidait le contenu dans un couloir fixé sur un bidon. À soixante ans, papa était encore solide, avait des bras et des mains d’acier, malgré sa petite taille et ses 135 livres, mais je frissonnais chaque fois que je le voyais accomplir cette tâche.


Homme solitaire, aimant les choses bien faites, perfectionniste même, méticuleux, papa jouissait en cette période de l’année qui lui permettait des moments de solitude et de s’adonner à l’art de fabriquer un produit remarquable. Car si son sirop était ambré juste ce qu’il fallait, il se révélait un expert à confectionner un sucre doré, tendre et onctueux. Je l’ai observé bien souvent lorsque, avec une palette de bois, il malaxait patiemment la tire bouillante qui se changeait lentement en sucre. Il avait préparé des moules où il le déversait, dont certains avaient des formes fantaisistes, cœurs, petites maisons, cochonnets… Et je pense, ce qui le comblait par-dessus tout, c’étaient ces nuits passées à la cabane lorsqu’il fallait épuiser les tonnes débordantes. Affairé à alimenter la flamme à son mieux, à réguler la circulation et la cuisson de la sève jusqu’à l’onctuosité souhaitée, il n’avait le temps que de fumer de temps à autre une pipée et de sortir regarder danser les étoiles dans un ciel clair et frisquet printanier. 


Images fugaces que l’exercice d’écriture vient réveiller…


Cela me ramène à quelques fêtes familiales à la cabane à sucre. On s’amusait ferme, petits comme grands. Comme d’habitude, Roger faisait le pitre, agaçait ses sœurs, et les autres femmes présentes, essayait de leur noircir le nez et les joues de suie et pire encore, d’enduire leurs cheveux de tire. Ça se terminait par des cris et des courses folles autour de la cabane, car Roger le malcommode n’abandonnait pas facilement et mes autres frères, plus rassis, qui trouvaient quand même qu’il exagérait, n’intervenaient toutefois pas. Nous les enfants, ça nous faisait rire et nous avions parfois bien envie de nous mêler au jeu. Nous courions partout, faisions les fous, buvions de la sève à même les seaux. Nous courions après les écureuils qui étaient légion. Nous suivions mon frère Adrien qui, armé de sa 22, en trucidait quelques-uns à notre grand plaisir, eh oui! Et c’est arrivé qu’il en avait abattu plus d’une douzaine dans l’après-midi. Adrien jeune homme était un boute-en-train toujours en quête d’expériences nouvelles. Il possédait de multiples talents, dont celui du tir à la carabine.


Pendant ce temps, papa surveillait la sève qui bouillait. Il nous faisait signe quand le réduit était prêt et tous se hâtaient de goûter à cet élixir, délice des dieux que papa nous servait à volonté. Quand le réduit tournait en presque sirop , c’était le temps de se régaler de trempette (mélangé de miettes de bon pain de ménage qu’on y trempait). Puis le sirop devenait tire. Maurice avait préparé à l’extérieur des bacs remplis de neige où papa versait le sirop épaissi qui se figeait. Alors commençait la fête du palais jusqu’à l’écœurement. L’après-midi se terminait par une démonstration de papa, accroupi devant une casserole contenant un liquide blond épais, le remuant d’un geste égal pour le transformer en beau sucre doré. C’était un spectacle de le voir à l’œuvre.


Et avant que le soleil se dissimule derrière l’horizon rougeoyant, nous revenions à la maison, les uns à pied, les autres en traîneau, chantant des airs de circonstance.

Marcel Chabot, janvier 2021

* C’est inspiré par son grand-père (il le rappelle souvent) que ce dernier s’est intéressé à l’acériculture, puis a participé à la conception du système de cueillette automatisé d’aspiration de la sève par le vide (vacuum). Il a par la suite fondé avec ses frères une entreprise (CDL dont le siège social est à St-Lazare-de-Bellechasse) de fabrication de tout le matériel nécessaire au fonctionnement de ce système dont le développement se poursuit.  Il est, à ce jour, répandu partout au Québec et dans quelques états des États-Unis. Ce son ses trois fils qui gèrent maintenant ce joyau québécois.

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La cabane, telle qu’elle était au moment de mon enfance : la «shed» à bois à gauche et l’immense et vénérable érable devant la porte. C’est bête, je ne me souviens plus du nom de cette construction sur le toit qui servait à l’évacuation de la vapeur.  Était-ce le tire-vapeur?