Le manche de hache à 500$ (anciens)


Papa était un homme sobre, réservé, plein de retenue, qui menait sa petite affaire silencieusement, dans faire de bruit, car il avait horreur de déranger. Il avait beaucoup de qualités, mais, comme tout un chacun, de petits travers et de menues manies. Il était exigeant (surtout envers lui-même) et perfectionniste. En voici deux illustrations.


Papa était un fameux faucheur et maniait la «petite faux» avec une adresse consommée. Quand les faucheuses mécaniques ont fait leur apparition et se sont répandues chez les habitants (surtout après la seconde guerre mondiale), il dut se contenter de raser les endroits où ces machines ne pouvaient accéder:  le tour des «tas de roches» et les abords des «clôtures de perches». Et c’est là que, plus d’une fois, je l’ai vu sortir son «couteau de poche» (canif), outil qui ne le quittait jamais, pour couper, autour des piquets, les brindilles qu’il n’avait pu atteindre avec sa faux. C’est ainsi qu’il voyait les choses. Mon frère Maurice, déjà entré dans l’ère moderne, moins précautionneux, le laissait à son plaisir, ne songeant même pas à offenser son père par une remarque désobligeante.


Papa n’aimait pas les manches de hache offerts dans les magasins. Il n’appréciait pas leur lourdeur et leur courbure. Il les fabriquait donc lui-même, ce qui se révélait un processus long, difficile et surtout fastidieux.  D’abord, à partir de troncs d’érable soigneusement choisis, probablement selon des enseignements transmis par les anciens, il fabriquait, en les fendant soigneusement, ce qu’il appelait des loupes. Il les laissait sécher dans le grenier du hangar au moins un an et souvent davantage.


Alors, lorsqu’il avait besoin d’un nouveau manche, il allait en chercher une, l’examinait pour s’assurer qu’elle correspondait à son dessein. Armé d’un modèle qu’il conservait précieusement dans le «cavreau», il commençait alors un premier dégrossissage, à l’aide d’une vastringue (petit outil appelé à l’époque «puncheuve», mot probablement emprunté à l’anglais «punch-shave»). Ça prenait de l’adresse et surtout de la patience, qualités que papa possédait amplement. Il fallait des jours, à raisons de quelques heures à la fois, pour en arriver à une forme brute ressemblant au modèle. Alors, il restait encore à enlever toutes les aspérités, à adoucir l’objet, à le polir. Ce que papa faisait soigneusement, précautionneusement avec un morceau de verre. Il aurait pu utiliser du papier de verre, ce que mon frère Maurice lui avait une fois proposé, mais lui préférait la bonne vieille manière.


Il résultait de de ce long et laborieux travail, une sorte d’œuvre d’art, un manche de hache à la cambrure parfaite, léger, souple mais résistant, effilé, maniable à souhait.


Elle était l’aboutissement de dizaine d’heures de patient travail. Elle aurait bien valu, même en monnaie du temps, une petite fortune. De nos jours, elle se vendrait sans doute plus de 500$.


Cela explique peut-être pourquoi il était interdit d’utiliser la hache de papa, toujours suspendue dans le hangar. Ceux qui ont passé outre ont senti un peu de chaleur sur leur postérieur. Adrien je crois, toujours en train d’échafauder quelque plan, de mettre en train quelque invention. Surtout que la hache de papa était toujours affûtée au poil… assez pour en fendre un en deux, voire en quatre!


Marcel Chabot, janvier 2021