Le petit bâtiment à droite de la maison, c’est la laiterie. Au premier plan la couche-chaude où Bernadette faisait, tôt le printemps, pousser les graines des plantes du jardin. À gauche de la maison, le hangar et le tas de bois de chauffage fendu par papa et qu’on allait bientôt corder à l’intérieur. Est-ce-moi dans l’escalier?

La laiterie


De toutes les photos de la maison paternelle et des alentours que j’ai pu consulter, je n’en ai trouvé qu’une sur laquelle apparaît la laiterie. Je voulais dire un mot de ce petit bâtiment vénérable, car on peut supposer que sa construction remonte aussi loin que celle de la maison. Ses murs étaient épais, faits de madriers. Il était couvert de bardeaux de cèdre, comme la maison originalement. Y avait-il une petite lucarne du côté nord? Il me semble. Il était bien ancré à un mètre de la maison, dans son ombre, la lourde porte pointant au sud.


La laiterie était, je suppose, l’endroit où l’on conservait le lait et où l’on faisait les «câilles» (lait caillé*) l’ancêtre de nos yaourts. Je pense avoir vu maman… mais j’étais bien jeune… Elle vidait le lait dans des plats évasés et la crème qui montait à la surface formait une couche surette d’un doigt d’épaisseur qu’on mangeait telle quelle à la cuiller ou agrémentée de sucre d’érable émincé ou de sirop. Papa aimait les câilles, je l’ai vu souvent en manger, et je crois que le goût lui en est venu à cette époque où il était d’usage d‘en consommer couramment. Quant à moi, je ne me suis jamais habitué au goût acidulé de ce cette matière mollasse, même agrémentée d’un monceau de sucre.


Ce dont je me souviens encore, c’est que deux des murs intérieurs étaient dotés de tablettes qui servaient probablement à déposer les contenants de lait. Mais pour moi, à 5, 7 ou 9 ans, la laiterie avait une tout autre fonction: selon les jours et les saisons, elle servait de cachette, de fort, d’abri, de prison, de château, de chambre de torture. Nous jouions aux cowboys et aux Indiens, et il nous fallait souvent un endroit pour punir nos prisonniers ou échapper à la poursuite de nos ennemis. Cela me rappelle qu’il y avait un grand coffre de bois dans cette laiterie, d’une solidité à toute épreuve, dotée d’un fermoir de métal qu’on pouvait boucler à l’aide d’un cadenas ancien énorme. Et il est arrivé qu’un Indien malchanceux y soit embarré pour purger sa peine. Nous avions droit alors à des pleurs et des grincements de dents. Cela nous émouvait peu. Nous étions des durs de durs, surtout avec les jeunots!


*Le mot apparaît tel quel avec accent circonflexe sur le «â» dans le Glossaire du Parler français au Canada, Québec, L’action sociale (limitée), 1930, 708 pages. Forme dialectale utilisée dans ce sens précis en Anjou, notamment, en Bretagne et en Normandie.


Marcel Chabot, janvier 2021