Ma journée à la ferme


Né à la traîne, sept ans après ma sœur Carmelle, qui me précédait dans la fratrie, je n’ai pas eu, tout au long de ma petite enfance, la chance d’avoir des compagnons (ou compagnes) de jeu. Maman s’occupait bien de moi, souvent trop présente et envahissante à mon goût. De telle sorte que, curieusement, je n’ai gardé aucune souvenir des soins dont devaient m’entourer mes sœurs qui fréquentaient, à cette époque, l’école primaire. Quant à Bernadette, elle m’attirait par ses histoires…


Mais que peut-faire un enfant de 3 ou 4 ans qui s’ennuie? Je n’avais guère de jouets et, réduit à la solitude, je trouvais bien vite ennuyeux mon cheval de bois attelé à une charrette. Alors, profitant du calme régnant dans la maison, je partais explorer. Pour le petit bonhomme que j’étais, le monde environnant était vaste et mystérieux… Il y avait l‘étable, mais pour m’y rendre, il fallait que je me fraye un chemin à travers l’attroupement de poules en liberté qui picoraient à qui mieux mieux devant le porche. Et j’avais appris à me méfier des coqs fantasques à la crête frétillante qui surveillaient leur harem. À plus d’une reprise l’un deux m’avait attaqué. Une fois entré, j’étais fasciné par le va-et-vient des hirondelles des granges qui construisaient leurs nids de boue ou s’affairaient à nourrir leurs petits dont j’apercevais le bec, piaillant comme des diables. Et je faisais ma ronde. Au fond il y avait les stalles avec les chevaux. La Kate ou le Prince on m’avais appris à m’en méfier et je me dépêchais de me glisser derrière eux. Mais il y avait la Puce, cette petite jument blonde, pas farouche pour deux sous, toute douce, qui me laissait se faufiler auprès d’elle, sans broncher, sans réagir, attentive à mes mouvements pour éviter de me heurter ou de m’écraser un pied avec ses sabots. J’aurais pu m’accrocher à l’une de ses pattes qu’elle n’aurait pas bougé d’un poil. Ce qui m’est arrivé d’ailleurs.


Puis je continuais ma visite… Plus loin il y avait les enclos des porcs. Dans l’un, une truie avec sa dizaine ou sa douzaine de gorets qui grognaient, accrochés au pis gonflé de leur mère. À côté, deux autres enclos où s’ébattaient et se colletaient de jeunes porcelets à l’engraissement, inconscients du sort qui les attendait quand ils auraient la taille souhaitée pour la boucherie. J’oubliais les jeunes veaux mâles prisonniers de leurs carcans qui tentaient de m’attraper avec leur langue quand je passais devant eux.


Tout à côté, il y avait le poulailler-porcherie-bergerie. À l’étage étaient logés les poules avec leur perchoir (pour dormir) et leurs nichoirs où ils pondaient (quand j’eus 5 ou 6 ans, je me faisais une gloriole d’aller ramasser les œufs dans un panier). Les moutons avaient leur quartier d’hiver au rez-de-chaussée, remplacés par les cochons durant l’été qui pouvaient sortir dans un enclos adjacent pour s’ébattre, fourrager la terre et se prélasser dans la boue d’une mare aux grenouilles. Et je me souviens… À côté de la bergerie, il y avait une petite pièce qui servait à accueillir les poussins achetés chaque printemps pour renouveler le poulailler. C’était pour Maurice et Bernadette un moment d’inquiétude et d’appréhension, car les poussins sont sensibles au refroidissement et pouvaient mourir en masse s’ils se pressaient dans un coin pour se réchauffer. Avant la venue de l’électricité (1949) j’ignore quel moyen de chauffage ils utilisaient pour éviter la catastrophe. Il y avait aussi les belettes, friandes de la chair tendre de ces bébés oiseaux dont il fallait se méfier et leur interdire l’intrusion.


Le hangar m’attirait particulièrement… Les voitures d’hiver comme d’été y étaient garées, carriole, sleigh à patins, borlot et tout un bric-à-brac d’outils et autres objets qui attiraient mon attention et qu’on m’interdisait de toucher, dont la hache de papa. Je furetais et grimpais partout, jusqu’au grenier au risque de me casser le cou, m’inventant, je suppose, des histoires comme celles que racontait Bernadette. À côté, il y avait la shed à bois où étaient empilés jusqu’au toit les 25 cordes de bois qui serviraient à nous chauffer tout l’hiver. Ce ne fut que plus tard, quand j’eus 10 ans que me fut confiée la tâche de transporter dans la maison la quantité suffisante de bois pour la ternir au chaud jusqu’au lendemain soir… Pendant l’hiver j’avais pu observer, de la fenêtre, Maurice, papa, Georges, le mari de ma sœur Rita, et deux autres voisins, tronçonner les arbres abattus sur la ferme avant la période des Fêtes. C’est un engin stationnaire bruyant qui actionnait l’énorme banc de scie installé devant la maison. Au soir, un monceau de bûches d’érable s’élevait à côté du hangar. Peu après le Jour de l’An, papa commencerait la pénible corvée de les fendre en éclats.


Parfois, je faisais un détour par le jardin en évitant de marcher sur les plants. Au passage, j’arrachais un radis ou deux ou un bébé carotte que je croquais après les avoir essuyés sur mon pantalon. J’évitais de m’approcher trop des ruches où bourdonnaient les vaillantes mais vilaines abeilles. Tout près il y avait la laiterie où j’aimais me réfugier. Il y faisait bon, même par les journées de grande chaleur. Je m’imaginais probablement que c’était une maison d’enfant. Il y avait un coffre à l’intérieur et d’autres objets, des seaux, des outils de jardin… mais aussi un appareil rudimentaire doté d’une manivelle qui servait, si j’ai bonne souvenance, à cribler les pois...


Cinquante mètres plus loin, les enclos des renards (surnommés les ranchs à renards) dégageaient leur odeur âcre et parfois agaçante surtout lorsque le vent d’est soufflait. Malgré l’interdiction de m’en approcher, il m’arrivait de la braver pour observer de plus près ces bêtes que je trouvais agiles et gracieuses. Je m’étonnais qu’elles soient aussi farouches et excitées en me voyant, car je n’étais qu’un enfant. De là, quand maman, toujours inquiète, ne m’avait pas appelé, je me dirigeais vers l’arrière de la grange et, si la grande porte coulissante était entrebâillée, je m’aventurais sur le fanil (fenil), ce qui bien sût m’était défendu à cause du danger de chuter dans la tasserie. Au fond, il y avait des machines dont j’ignorais à quoi elles servaient. Pour un petiot, c’était un endroit vaste et impressionnant.


Plus tard, quand j’eus 4 ou 5 ans, je m’évadais jusqu’au clos des moutons, à quelques centaines de pieds derrière l’étable, pour voir les agneaux gambader autour de leurs mamans. Je devais me méfier du bélier, toujours un peu malicieux, qui m’avait à l’œil.


L’hiver mes excursions étaient plus limitées car, à cette époque, la neige était abondante. En raison de l’emplacement des bâtiments et de la direction habituelle des vents, un banc de neige d’une dizaine de pieds de hauteur s’amoncelait entre la maison et l’étable qu’il était impossible pour un jeune enfant d’escalader. Ce n’est que plus tard, vers 6 ou 7 ans, que je m’attaquai à cette montagne de neige pour creuser des tunnels ou des grottes. Et plus tard encore, quand j’eus 10 ou 11 ans, je dressai un jeune taurillon (un veau de quelques mois) que j’attelais à un traîneau pour me promener. J’avais confectionné à cette fin un harnais et je réussissais à le mettre au pas. C’était l’époque d’avant la télévision et de tous les gadgets électroniques modernes. Il fallait créer nos propres distractions.


Marcel Chabot, février 2021

La maison paternelle avec sa cheminée, son pare-soleil, sa galerie, son toit de tôle et son revêtement de bardeaux de cèdre. Elle aurait été construite avant 1884. À gauche, le hangar (détruit par un incendie au printemps 2021) et la pile de bois de chauffage. À droite, la laiterie. Au premier plan, la couche chaude devant la digue de roches où étaient plantés les semis du futur jardin.

Au fond à droite, l’étable avec son porche où étaient garées les véhicules. Les hirondelles étaient nombreuses à nicher au plafond. À gauche le poulailler-bergerie.  On peut apercevoir, au centre, un petit portillon par où sortaient les poules qui descendaient jusqu’au sol à l’aide d’une rampe. Au premier plan à gauche, le hangar.

Mon neveu Clément vient de m’apprendre (2-04-21) que ce vieux hangar a été la proie des flammes ces jours derniers et complètement rasé, son contenu grillé ou consumé. C’est un morceau de mon enfance qui est ainsi disparu, avec lui un tas de souvenirs…

À gauche de ma soeur Jeanne, on aperçoit une partie des enclos à renards (les ranchs à renards).