Histoire d’os


Le souvenir de cette anecdote m’est venu je ne sais comment, comme un cheveu sur la soupe, dit-on. Le fonctionnement du cerveau, centre nerveux de la mémoire, est pour le moins insolite. Ses réseaux de transmission des données, écheveau de neurones et de synapses, sont insondables, inextricables…


Toujours est-il que l’autre jour, j’ai eu ce flash… Je me voyais à huit ans ou à peu près, sillonnant tous les champs de notre ferme de la Cinquième, fouillant sous les pierres des «tas de roches» (ainsi les appelait-on, et ils étaient nombreux, car nos terres vallonneuses en étaient littéralement couvertes) à la recherche de tous les os que je pouvais trouver. Je les déposais dans un sac de jute dont il y avait quantité dans l’étable, car ils servaient à transporter les grains pour nourrir le bétail.


Maman avait appris d’un marchand ambulant (un peddler), que les vieux os étaient recherchés pour, disait-il, la confection des produits de beauté. Lui-même en faisait le commerce et le ramassage. iIIl offrait dix sous pour un plein sac. C’était la fortune, le pactole et je me mis à l’ouvrage. Et comme mes frères Adrien et Maurice possédaient à cette époque un élevage de renards et qu’ils achetaient souvent des boucheries de la région des carcasses pour les nourrir, des os il y en avait partout à profusion dans les parages. En quelques jours, j’ai donc complètement débarrassé le territoire familial de ces rebuts. Pouvait-il y avoir, parmi ces restes rongés par le temps, des ossements humains? J’étais trop jeune pour même me poser une telle question. Toutefois, comme les animaux morts de maladie, d’accident ou de vieillesse, étaient aussi enfouis sous les amas de pierres qui déparaient tous les champs, il est certain que j’avais pu troubler leur sépulture.


C’est ainsi qu’après un mois de dur labeur j’avais rempli 20 sacs d’os (et non d’or). Lorsque le colporteur vint prendre possession de ma récolte, il fut surpris qu’elle soit si importante. Il vérifia même si je n’avais pas introduit au fond des sacs quelque autre matière pour le duper. Mais en ce temps-là j’étais plus fiable et probe qu’un enfant de chœur. Et le bon monsieur me remit deux dollars en pièces sonnantes et trébuchantes, auxquels il ajouta un autre dix cents de pourboire. J’étais aux anges et fier comme un nouveau Crésus., 


Mais je n’ai pas eu l’ambition ni le talent de faire fructifier ma fortune et je suis resté un pauvre diable… et heureux de l’être.


Marcel Chabot, 7 mai 2021