Mathurin fils, son histoire…


    Tout ce que l’on sait de Mathurin fils, 5e enfant de Mathurin Chabot et Marie Mésangé, né le 2 mai 1669 , est qu’il aurait été massacré par les Iroquois vers 1690. Ces derniers étaient très actifs à cette époque. Tous ceux qui ont étudié l’histoire sur les bancs de l’école primaire se souviennent du massacre de Lachine survenu dans la nuit du 4 au 5 août 1689. C’est cette année-là que le célèbre Comte de Frontenac a été désigné une seconde fois  par le roi de France pour occuper, après un rappel de 7 ans (1682-1689) en France à la suite d’un complot ourdi par ses ennemis, le poste de gouverneur de la Nouvelle-France. Sa mission: remettre les choses en ordre et mater les indiens des Cinq nations iroquoises qui, poussées par les Hollandais et les Anglais de la Nouvelle-Angleterre, avaient résolu d’éliminer les Français jusqu’au dernier.

    C’est dans cette période d’agitation que Mathurin fils aurait connu la mort âgé de 21 ans à peine. Comme les destins peu ordinaires m’inspirent, j’ai pensé reconstituer, à partir d’évènements réels, la fin de ce jeune homme qui n’a pu laisser de descendance. (L’auteur)


Essayons de l’imaginer enfant, confronté aux agaceries constantes de quatre aînés qui ne le ménagent pas, malgré les interventions de la bonne Marie qui a un faible pour son petit dernier… En effet, il n’est pas grand, mais costaud, les épaules larges, une charpente de petit taureau… Et fort avec ça…  À huit ou neuf ans, pour éprouver sa force, il commence à soulever sur son dos un jeune veau mâle qu’il a dressé, un tour qu’il répète tous les jours jusqu’à ce  que la bête soit devenue un taurillon de bonne taille… On ne peut pas dire qu’il est vraiment rebelle, mais il ne s’en laisse pas imposer par quiconque… Peu à peu ses aînés ont appris à le respecter, si bien que parvenu à l’âge de l’adolescence il a acquis sa place dans la fratrie.

    Mais lorsqu’on est le cinquième garçon d’une grande famille qui vit essentiellement des produits de la terre, et que dans les alentours elle devient de plus en plus rare, il faut songer à se trouver une occupation, surtout qu’à cette époque il n’est pas coutume qu’on nourrisse les bouches inutiles… Sur les conseils de son frère Michel et aidé par lui, il apprend le métier de canoteur. Lorsque l’on vit sur une île, il se trouve toujours quelqu’un qui veut, par nécessité ou pour fuir la monotonie insulaire, mettre les pieds sur la terre ferme. Robuste, endurant, hardi, il devient en peu de temps un canoteur réputé qui fait la navette, beau temps, mauvais temps, entre l’île et la côte de Beaupré. Sa réputation s’agrandit, s’agrandit et se répand jusqu’à Québec et Lévis. Et comme son frère Pierre, qui, assoiffé de liberté, a quitté la maison à peine sorti de l’adolescence, il veut lui aussi voyager et connaître du pays, surtout qu’il est vaste ce pays et les chemins d’eau, à défaut de routes, y abondent. C’est pourquoi, en plus de son activité de canoteur, il profite de toutes les occasions qui lui sont offertes pour devenir coureur des bois afin de se lancer dans le commerce des fourrures et peut-être truchement (interprête), un emploi fort lucratif.

    C’est ainsi que lorsque René Robinau de Portneuf, choisi par le gouverneur Frontenac pour commander une expédition à Casco, Maine, dans le but d’attaquer un village anglais, fait appel à lui pour accompagner sa petite armée composée de soixante Canadiens et d’une cinquantaine d’Abénaquis, il saute sur l’occasion sans hésiter. Ayant quitté Québec les derniers jours de janvier 1690, la troupe arrive à destination le 25 mai, ayant suivi le cours de la rivière Chaudière. 

    Guidé par les amis Abénaquis, rudes gaillards, durs à la besogne, infatigables, le modeste commando progresse lentement mais sûrement. Sans eux, sans leur aide constante et silencieuse, il n’est pas certain que les Canadiens, moins endurcis contre les rigueurs de la nature, auraient pu accomplir leur mission sans faillir. C’est d’ailleurs grâce à des équipements inventés et fabriqués par eux bien avant l’arrivée des Français en Amérique, canots légers de cèdre et d’écorce, raquettes, traînes, mocassins chauds et imperméables, que le déplacement a pu se faire sans trop d’incommodités.

     La mission est un succès total. Son village cerné de toutes parts, Silvanus Davis, le chef de la garnison anglaise, doit capituler après à peine une semaine de siège. Il est fait prisonnier avec les soixante-dix autres habitants du village. La plupart d’entre-eux sont remis aux Abénaquis qui, selon leur coutume, en tuent plusieurs après leur avoir fait subir toutes sortes de mauvais traitements. Le jeune Mathurin n’a d’autre choix que d’assister en silence aux atrocités commises. Seul Silvanus Davis et les deux filles d’un lieutenant tué au combat sont ramenés à Québec. C’est le 23 juin que la troupe presque intacte passe les portes de la ville. 

    Malgré l’issue heureuse de l’expédition, M. de Portneuf est blâmé pour avoir remis les prisonniers aux Abénaquis, malgré la parole qu’il avait donnée de les protéger au moment de la capitulation. Homme d’honneur, le gouverneur Frontenac n’admettait pas qu’on bafoue les conditions d’une reddition. Et puis, malgré ces incursions décidées par lui pour effrayer les Anglais de la Nouvelle-Angleterre, il souhaitait toujours en venir à signer un traité de paix avec les nations iroquoises, qu’il fallait donc ménager…

    C’est ainsi que peu après, Frontenac décide d’envoyer une mission de paix chez les Onnontagués, la tribu des Cinq nations qui organise, pour ainsi dire, les actions à prendre contre l’ennemi commun, les Français. C’est d’abord le baron de Lahontan, un  ami personnel du gouverneur, qui est choisi par celui-ci pour conduire cette expédition. Mais ce dernier décline l’offre, car il a des raisons de croire qu’elle représente un grand danger, étant donné les inimitiés profondes qu’entretient toujours le chef des Onnontagués, Chaudière noire, envers les Français.

    C’est finalement le chevalier Pierre d’Aux (Eau) de Jolliet qui est désigné pour le remplacer. Il lui faut trouver des canoteurs expérimentés et fougueux pour le conduire à destination. C’est un certain Colin, un canoteur réputé, qui est choisi comme responsable de la petite flotille composée de seulement quatre canots, car on veut éviter d’attirer l’attention. Originaire de l’Île d’Orléans, il connaît bien Mathurin et il retient ses services pour cette mission dangereuse, car il a en lui une entière confiance.

    Le village des Onnontagués est situé sur les bords de la rivière Seneca qui se décharge dans la rivière Oneida, laquelle se combine à la grande rivière Oswego qui se jette dans le lac Ontario. Il faut donc remonter le Saint-Laurent jusqu’au fort Frontenac (emplacement actuel de la ville de Kingston), puis emprunter la rivière Oswego sur quelques dizaines de milles vers le sud jusqu’au village des Onnatongués (près de la ville actuelle de Syracuse dans l’état de New York). C’est après quatorze jours de navigation, que les canoteurs atteignent enfin, fourbus, l’emplacement du fort Frontenac, rasé par le précédent gouverneur. Puis, ils doivent traverser le grand lac jusqu‘à l’embouchure de l’Oswego, sur la rive sud. Quoique plus court, le reste de l’expédition s’avère de loin plus périlleux. Ici, l’on est en pays ennemi. Même si les occupants du canot de tête arborent le pavillon blanc qui indique qu’il s’agit d’une mission de paix, rien ne garantit leur sécurité. D’ailleurs, depuis qu’ils sont parvenus dans l’entourage du fort, ils se sentent épiés… des dizaines d’yeux sont sans doute pointés sur eux, suivant leurs moindres mouvements…

 Ce qui les conforte un peu, c’est que trois émissaires iroquois venus parlementer avec Ononthio, surnom donné par les Iroquois à Frontenac, les accompagnent. Les guerriers du chef Chaudière noire vont-ils risquer de sacrifier trois des leurs dans une embuscade? Ils sont presque en vue d’Onnontagué lorsqu’un escadron de canots sortis de nulle part les encercle et les force à accoster sans qu’ils aient eu le temps de riposter. Après leur avoir lié les mains et entravé les pieds, on les traîne brutalement jusqu’au village où une foule en furie les attend. Mathurin, Colin et un autre canoteur nommé Bouviat sont alors forcés de passer entre deux rangées de jeunes guerriers qui les bastonnent. Puis on s’occupe de Colin qu’on asperge d’eau bouillante avant de le faire marcher sur des charbons ardents et de lui arracher les ongles… C’est ensuite le tour du pauvre Bouviat qui subit le même sort, mais tétanisé par sa frayeur extrême, il succombe plus rapidement à ses blessures. Et comme il n’a pas fait preuve de courage, ses restes sont jetés aux chiens.

    La fête n’est  pas finie… Les spectateurs, hommes, femmes et enfants, que la vue du sang a excités, en veulent voir davantage. Quatre fiers guerriers peinturlurés s’approchent alors de Mathurin, défont ses liens et le traînent en le maltraitant jusqu’au milieu de la grande place. Le jeune homme essaie de leur résister, mais en vain. Il est projeté sur le sol avec rudesse et aussitôt entouré d’enfants qui s’amusent à lui lancer des pierres, à le frapper et à le brûler sur tout le corps avec des tisons ardents; d’autres l’arrosent d’eau bouillante et lui lacèrent tout le corps avec des pointes de flèches.

    Le chevalier d’Aux, certain que le même sort lui est réservé, assiste à la scène, pétrifié, incapable même de fermer les yeux pour en masquer toute l’horreur. Ce qui le sidère plus que tout, c’est que contrairement à Colin et à Bouviat qui hurlaient de douleur, gémissaient, Mathurin demeure impassible. Malgré les sévices qu’il subit, aucun son ne passe ses lèvres. Cela semble enrager ses persécuteurs qui s’acharnent sur son corps devenu un lambeau sanguinolent. Mais, pour son malheur, il est fort le jeune homme et la vie ne le quitte pas facilement. Surtout que pour prolonger ses souffrances ses bourreaux lui accordent de temps à autre quelque répit et l’éclaboussent d’eau froide pour le réanimer. Ainsi pendant des heures encore il subit d’autres agressions, jusqu’au moment où, brisé par ce trop long supplice, il succombe enfin… sans n’avoir toutefois proféré la moindre plainte… 

    Interdits, remplis d’admiration devant tant de courage et d’endurance chez un Français, les guerriers font la ronde autour de son cadavre, dansant et chantant ce qui devait être un hymne à la bravoure. Ils croient, ce faisant, s’imprégner de sa force, de sa vigueur, de sa virilité. 

    Quant au chevalier d’Aux qui a cru sa dernière heure venue, il est épargné car en sa qualité d’ambassadeur, il représentait une bonne monnaie d’échange lors de futures négociations. De plus, on craignait certainement la fureur d’Ononthio, le bouillant gouverneur, si l’on osait faire subir un mauvais sort à l’un de ses émissaires.

    Ainsi serait mort Mathurin, fils de Mathurin. Ces années-là, en Nouvelle-France, régnait un climat de terreur envenimé par les Français et leurs alliés Indiens d’une part et les Anglais et les leurs, de l’autre. Considérés comme des gens doux et pacifiques dans leur vie de tous les jours, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs voisins, les Indiens devenaient cruels et implacables avec leurs ennemis et leurs prisonniers de guerre (Les gestes cruels décrits dans le présent article sont tirés de témoignages crédibles de maints auteurs ayant vécu à cette époque. J’ai même éliminé certains passages du présent texte que j’avais empruntés à leurs écrits.)


Note: La plupart des personnages mentionnés dans cet article sont tous bien réels ainsi que les lieux et les dates cités.


Marcel Chabot, 2015