L’éducation d’une jeune fille au mitan du siècle dernier


Si ma sœur aînée Jacqueline a pu poursuivre ses études après l’école primaire, c’est grâce à une vielle tante, Emma Bilodeau, servante de son frère, curé de Portneuf. Ils étaient le frère et sœur d’Aurélie Bilodeau, ma grand-mère paternelle. Cette femme exceptionnelle, mère de 16 enfants, instruite elle-même, était favorable à l’instruction. 


Dans le texte ci-dessous, constitué d’extraits d’une biographie qu’elle a rédigée à ma demande, ma sœur relate un pan de sa vie au presbytère de Portneuf vers la fin de la deuxième guerre mondiale.  

‍                       Son frérot, Marcel


‍    «Pour moi, après la sixième année scolaire, il allait de soi de parfaire mes études à l’école du village. […]. Cependant, quelqu’un d’autre avait concocté quelques projets me concernant. L’oncle Adélard Bilodeau et sa sœur Emma avaient étalé une panoplie d’avantages que je gagnerais en allant vivre avec eux. On prétendait, entre autres, offrir une compagne à la cousine Doris (fille d’Alfred, frère de papa et veuf) qui s’ennuyait car elle était handicapée. Marraine de papa, tante Emma avait déjà hébergé ma sœur Jeanne sachant que mes parents n’étaient pas très fortunés. Mes parents ne m’obligèrent à rien, il me revenait de prendre ma propre décision. Je craignais l’inconnu mais pas assez pour refuser ce défi. Et me voilà propulsée, du jour au lendemain, au presbytère de la paroisse Notre-Dame de Portneuf. […]

‍    J’imagine que la réception fut cordiale. Je devais paraître insignifiante et timide devant tous ces étrangers bien qu’ils fussent des parents.

‍    Ce presbytère était une immense bâtisse de trois étages comptant pas moins de vingt chambres dont plusieurs avec suite pour accommoder les prêtres résidents ou de passage. […]

‍    Ce qui était nouveau pour moi, c’était l’électricité partout, le téléphone et la salle de bain. Je crois que je me suis habituée rapidement à ce luxe apprécié. Je partageais ma chambre avec Doris, nos lits étant séparés par des rideaux. Il y avait une armoire pour le linge, un pupitre et une lampe près de mon lit. Le presbytère était situé au sud de l’église. Côté cour, on trouvait la porte d’entrée pour le personnel et, sur le mur extérieur, s’élevait une véranda sur deux étages. La Fabrique de Portneuf possédait un grand terrain où étaient bâtis une grange et une remise pour abriter les animaux et les instruments aratoires. […]

‍    L’église paroissiale trônait au centre du village. C’était une très belle église avec jubés. À cinq minutes de l’église, s’élevait le couvent des Sœurs de la Charité de St-Louis (école des filles) et un peu plus loin, le collège des Frères de St-Gabriel (école des garçons. La rue principale était coupée par la rivière Portneuf. […]

‍    La routine quotidienne s’est vite installée. Le matin, vers six heures, je suivais ma tante à l’église pour la messe, puis j’allais au service du déjeuner des prêtres avant de me préparer pour l’école. Tante Emma n’avait pas tardé à m’inscrire pour la prochaine année scolaire. Elle m’avait présentée aux religieuses qui avaient décidé du costume obligatoire, de la classe que j’occuperais et de la religieuse qui serait mon enseignante cette première année. Je dois avouer que les religieuses m’intimidaient et, qu’à mon habitude, je n’ai pas beaucoup parlé. Tante Emma s’est chargée de confectionner la tunique noire – de la bonne longueur – et de pourvoir aux livres et aux cahiers dont j’aurais besoin. J’ai senti que j’avais un bon défi à relever quand j’ai perçu une certaine méfiance quant à la qualité de l’instruction que j’avais reçue antérieurement. […]

‍    Mes contacts avec les gens de la maison étaient réservés et polis. Je parlais peu. Tante Emma exerçait l’autorité, oncle Jean étant plutôt effacé, ses propos s’accordant à ceux de son épouse. D’autant plus qu’il était souvent à l’extérieur, travaillant sur la ferme et s’occupant des animaux. […]

‍    J’appréhendais l’entrée à l’école et, à cet égard, je ne fus pas déçue. Les débuts furent pénibles. Je me percevais comme un chien dans un jeu de quilles. Il semblait que les autres élèves me voyaient comme quelqu’un qui vient d’une autre planète. On observait mes faits et gestes. J’étais isolée. J’ai dû faire mes preuves rapidement afin de rétablir la situation et arriver à me faire quelques véritables amies. Ce qui n’a pas aidé fut que j’avais attrapé des poux. Oh humiliation suprême! Pourtant, tante Emma veillait scrupuleusement à ma chevelure tous les jours. J’ai alors dû me prêter au nettoyage au peigne fin et à l’huile de charbon. Lors de cet épisode, il m’a fallu encore endurer bien des regards sarcastiques. J’ai mis beaucoup de temps avant de créer un groupe amical. J’étais timide et réticente à prendre les devants de scène.

‍    J’aimais bien mon enseignante et elle me traitait équitablement. Mes résultats scolaires étaient scrupuleusement contrôlés. Je crois que, sur ce point, j’ai réussi à donner satisfaction. 

‍    En dehors des travaux scolaires, j’ai participé à un concours de calligraphie. J’ai bénéficié de cours de piano et je contribuais aux divers spectacles organisés par le couvent. Lors d’une fête organisée à l’intention de monsieur le curé, j’ai pu interpréter, au piano, une pièce musicale pour duo. C’était une façon de le remercier des cours qu’il m’avait offerts. J’ai également profité de certaines activités paroissiales: bingo, parties de cartes, pièces de théâtre présentées par la troupe d’Henri Deyglun. […] 

‍    Durant les deux premières années de mon séjour là-bas, mes activités se limitaient à la rédaction des travaux scolaires, à la pratique du piano et à la participation aux diverses tâches ménagères. Il m’arrivait aussi de faire certaines courses, à l’épicerie, chez le boucher. J’aidais également au service du repas des prêtres, résidents et visiteurs, sous la direction avisée de tante Emma.

‍    En 1945, après de départ de Doris pour Québec, s’est ajouté le travail de secrétariat pour monsieur le curé. Cette tâche consistait à:

• recevoir les visiteurs des prêtres;

• rédiger, dans deux (2) registres officiels, les différents actes: naissance, mariage, décès;

• transcrire le prône du dimanche;

• taper le courrier, ce qui m’a valu d’apprendre à écrire à la machine;

• compter l’argent des quêtes;

• rouler la monnaie;

• préparer les bordereaux pour la banque;

• faire les dépôts bancaires à l’occasion, etc.

‍    Les samedis matin et les dimanches après-midi étaient ainsi occupés.

En été, par beau temps, je profitais des moments de loisirs pour arpenter les rues du village en compagnie de Doris avant son départ. Ces rues nous conduisaient jusqu’aux rives du fleuve ou jusqu’au Coteau, un développement plus achalandé de la paroisse. […]

‍    Le soir, lorsque mes travaux scolaires étaient terminés, j’en profitais, avant de dormir, pour m’adonner à la lecture. Ainsi j’ai pu lire plusieurs livres, des séries complètes, et souvent tard avant de dormir, malgré la réprobation de tante Emma. J’ai reçu beaucoup de reproches à ce sujet. La bibliothèque paroissiale était riche de trésors et était accessible par le bureau d’oncle Adélard. […]

‍    Personnellement, je n’ai pas reçu beaucoup de visites pendant les années vécues à Portneuf. Mes parents sont venus deux fois. Ce n’était guère facile pour eux sans voiture automobile. Une fois, c’était à l’occasion d’une fête organisée à l’intention de tante Emma et d’oncle Jean. Je crois que c’était leurs noces d’or de mariage.

‍    Le presbytère était un endroit très fréquenté. En plus d’être au service de ses paroissiens, oncle Adélard recevait fréquemment, sinon toutes les fins de semaine, les prêtres natifs de la paroisse en visite dans leur famille. Dans ce temps-là, la règle voulait que les prêtres couchent au presbytère et prennent le déjeuner après leur messe matinale. Il y avait aussi la visite régulière de l’évêque pour la célébration du sacrement de confirmation des enfants en âge. L’évêque était accompagné de 5 ou 6 prêtres de sa suite.  […] J’ai donc eu l’occasion d’apprendre toutes les règles de bienséance et de politesse. Le service à l’anglaise, etc. En plus des visites protocolaires, il y avait celles des parents, amis ou amies et connaissances. […]

‍    Comme c’était la guerre, on recevait aussi des gens en détresse. Des mendiants frappaient à la porte, plusieurs fois par semaine, parfois deux fois par jour, pour un repas. Personnellement, je ne me rappelle pas avoir pâti du rationnement dû à la guerre. […]

‍    Je fus témoin du décès de l’oncle Jean. Il a été conscient jusqu’à la dernière minute. Ce fut une mort tranquille bien qu’inattendue, puisqu’il était encore debout le matin. Je savais qu’il était très malade cependant. […]

‍    Portneuf ce fut aussi la connaissance de notre majestueux fleuve St-Laurent. En l’apercevant, j’ai été fascinée par son étendue et sa puissance. J’ai pu observer d’immenses cargos transportant du bois ou du charbon. Chaque soir, ou presque, en début de nuit, je pouvais y admirer «l’épinglette», une goélette illuminée de tous ses feux qui, selon les dires des habitants, acheminait le courrier entre Montréal et Québec.

‍    L’hiver, lorsque l’épaisseur de la glace le permettait, tout un village de cabanes destinées aux pêcheurs du petit poisson des chenaux, apparaissait. La pêche pouvait durer quelques semaines selon les caprices de la nature. […]

‍    Une section de la rivière Portneuf coulait à deux pas du presbytère et allait jusqu’au fleuve. J’aimais marcher sur ses rives. Défiant les obstacles, les eaux offraient un spectacle fabuleux. Cependant, les riverains s’en méfiaient car elle avait déjà été meurtrière […]

‍    1947. J’avais quinze ans et je terminais ma dixième année du cours d’études. Je devais décider de l’orientation de ma vie. Dans ces années-là, le choix, pour les filles était simple: infirmière ou institutrice. J’ai opté pour l’enseignement. Quant au choix de l’école normale, la décision s’imposait et je me suis dirigée vers St-Damien-de-Buckland, la paroisse voisine. L’école était administrée par les religieuses de Notre-Dame du Perpétuel Secours. Je me rapprochais de ma famille. Tante Emma s’est montrée très généreuse en achetant une énorme malle qu’elle a remplie d’effets dont j’aurais besoin éventuellement. […] Me voilà donc de retour chez nous pour me préparer à vivre une autre expérience.        

‍    En somme, les quatre années vécues à Portneuf ont été, pour moi, une expérience de pensionnaire et mon adolescence s’est déroulée dans des débordements intempestifs. Il y a eu des moments pénibles. Je devais constamment surveiller mon comportement car il me fallait éviter le risque de provoquer un scandale quelconque. La réputation du curé en dépendait. Je reconnais cependant que l’expérience m’a permis d’acquérir des connaissances qui me furent utiles et que je n’aurais pas eu ailleurs. Je me suis adaptée à la situation d’éloignement, ce qui m’a servi à bien des égards. 

‍    En septembre, je faisais donc mon entrée à l’École normale de St-Damien. Le cycle de formation normalienne durait quatre ans au cours desquels trois degrés de diplôme pouvaient être atteints: élémentaire, complémentaire et supérieur. Les élèves pouvaient s’inscrire après la neuvième année pour le diplôme élémentaire d’enseignement. Grâce au certificat de dixième année que je possédais déjà, j’ai été inscrite en deuxième année, ce qui me permettait d’obtenir un diplôme complémentaire d’enseignement après deux ans d’études.

‍    J’étais pensionnaire, ce qui signifie dortoir et réfectoire communautaires: lever tôt, messe quotidienne, aucune sortie extérieure, vacances en famille à Noël et à l’été. Mon père avait pu obtenir une bourse qui lui a permis de payer les frais de pension. […]

‍    Sauf pour le professeur de mathématiques qui était un homme laïc marié (Gérard Paré), tous les enseignants étaient des religieuses. Outre les cours réguliers, l’école offrait des activités artisanales (couture et tricot) ainsi que des cours de chant, de dessin et de cuisine.

‍    Les seules sorties se faisaient dans la cour d’école. Les jours de congé et les fins de semaine lorsque la température le permettait, on faisait de longues marches dans un chemin de terre déboisée. On se rendait presque à St-Lazare.

[…]

‍    À St-Damien, j’ai retrouvé quelques compagnes avec lesquelles j’avais étudié au cours primaire. De plus, l’ambiance de l’école favorisait la fraternité et je me suis fait quelques bonnes amies. […]

‍    Et voilà…. Retraitée depuis quelques années, j’ai le loisir de me remémorer des tranches de ma vie à une époque déjà lointaine.»

Jacqueline Chabot, fille d’Alphée