Roger et le pot de chambre


    Ce devait être peu après la deuxième guerre mondiale, car mon frère Roger était âgé de dix ou onze ans au moment de cet évènement. À cette époque, les habitations du Rang 5 de Saint-Lazare-de-Bellechasse n’avaient pas encore bénéficié des avantages qu’apportait l’électrification rurale. Tant et si bien que notre maison n’était pas encore dotée de toilettes (ou w.-c. : water closets). De même que le pot de chambre était d’usage partout dans les chambres à coucher. Il devait y en avoir un pour les parents, un pour les filles et un autre pour les garçons. Bien sûr, pour des raisons d’hygiène et pour éviter que les odeurs fétides n’empestent les lieux, il était impératif de vidanger ces contenants tous les matins dès le lever. Chaque enfant de la maison était chargé de cette tâche plutôt repoussante à tour de rôle.

    Or un jour ce fut le tour de mon grand frère Roger. Enfant énergique, déterminé, hardi, plein d’astuces, un brin matois aussi (on disait «rogne», chez nous ), il avait horreur de cette corvée et tentait par tous les moyens de l’éviter ou de la troquer à un autre membre de la famille. Mais papa veillait au grain et ne le permettait pas.

   Ce jour-là, donc, malgré sa bouderie et ses rechignages habituels, il fut mis en devoir de s’exécuter. Lorsque papa, de sa voix sans réplique, prononçait la formule magique : «Je ne répéterai pas deux fois!», il était temps d’agir.

    Roger donc, monta à l’étage et rapporta le pot, le caquet bas, l’air dégoûté. Il passa la porte, mais il devait franchir un abat-vent temporaire (ce que l’on appelait un tambour) pour se retrouver à l’extérieur. Alors,dès qu’il eut réussi à entrebâîller la porte pour se frayer un passage, une forte bourrasque survint qui le projeta les quatre fiers en l’air dans l’escalier. Non seulement était-il couvert d’excréments de la tête aux pieds, mais le pot était brisé.

C’est ainsi, piteux et puant comme sept diables, qu’il rentra, devant affronter les mines narquoises de ses frères et sœurs. Maman, elle, ne dit mot pour éviter sans doute d’ajouter à son épreuve.

    Quant à papa, homme de peu de mots, il se contenta de dire : «C’est ce qui arrive lorsqu’on chigne au lieu de faire ce qu’on doit faire.» Et il ne fut même pas question du pot cassé.


Marcel Chabot, janvier 2021