Souvenirs...
 

Eugénie – bref portrait







Photo  prise vers 1900 :
La jeune famille de Marcel Chabot
et Rose-Délima Goupil.
Eugénie est la petite aux yeux vifs
et un peu courroucés assise
sur les genoux de son père.







Eugénie Chabot, ma mère, est née le 17 octobre 1894 à St-Lazare-de-Bellechasse, dans le Rang du Petit Buckland. Elle est la cinquième des 7 enfants, toutes des filles, de Marcel Chabot et de Rose-Délima Goupil, tous deux nés à Saint-Lazare. Peu de choses sont connues de son enfance qui s’est déroulée dans un environnement rural simple et paisible, entre deux parents affectueux.

Au cours des années, il est arrivé que maman nous révèle des bribes de sa jeunesse qui l’avaient marquée.  À propos de sa mère, une femme menue pesant à peine guère plus de 40 kg, elle nous racontait qu’elle n’avait  jamais pu mettre un enfant mâle au monde : le premier ayant dû être déchiqueté littéralement dans le vagin pour éviter la mort de la mère. Tout cela se passant à la maison, à froid, sans le secours des médicaments et des outillages d’aujourd’hui. Eût-elle d’autres garçons morts en couches, maman était muette à ce propos. Lorsqu’elle abordait le sujet de l’école, c’était pour nous parler de la sévérité de l’enseignante et du vardet qu’elle utilisait pour remettre à l’ordre les plus récalcitrants. Ce fameux vardet, une espèce de fouet à lanières, était exposé à l’avant de la classe à la vue de tous. Et puis, parmi ses souvenirs, il y avait celui du meurtre violent d’une voisine dont le mari était parti en forêt, comme beaucoup de ses voisins, se transformant en bûcheron pour la saison d’hiver. C’est en cheminant vers l’école avec d’autres compagnons et compagnes du rang, un beau matin, qu’elle avait été confrontée à ce drame horrible, des enfants affolés pleurant et gémissant, incrédules, autour de leur mère à moitié nue étendue ensanglantée dans la paille de la grange. Ce spectacle avait dû être d’autant plus frappant et accablant que jusqu’à ce jour les enfants du coin n’avaient pas été mis en face de la violence, comme c’est le cas de nos jours, grâce aux médias. En tout cas, maman en conservait un souvenir ému.

Contrairement à beaucoup de parents de l’époque, les Chabot favorisaient l’instruction. C’est ainsi que ma mère poursuivit ses études après le primaire jusqu’à la onzième année. Il lui  était donc permis d’enseigner dans les écoles primaires. Mais, je crois qu’elle ne l’a jamais fait, ou alors très peu longtemps. Elle qui a fait preuve d’une patience d’ange avec nous tous, ses enfants, avait de la difficulté à supporter, disait-elle, l’agitation (très sage à l’époque) d’une bande de marmots. Alors elle trouva un emploi de commis-vendeuse au magasin général du village, propriété de M. Alphonse Bilodeau. Elle nous confiait qu’elle appréciait ce travail,  qui lui permettait de faire la connaissance des gens des environs et d’obtenir à bon prix des vêtements qu’elle n’aurait pu acquérir autrement, comme cette paire de bottines hautes à boutons qui faisaient son envie.





Photo : Eugénie, à gauche,
avec des amies non identifiées
probablement à l’époque
où elle travaillait au magasin général.







C’est d’ailleurs au magasin que papa la remarqua. Ce dernier avait un goût certain : Eugénie était une très jolie femme, grande, élancée, les traits fins, l’air un peu sévère… une vraie Chabot. On ignore combien de temps ils se sont fréquentés, mais ce dut être au printemps 1918 que papa demanda sa main, car leur mariage fut célébré le 9 juillet de la même année. Les femmes étaient courageuses et déterminées à l’époque, car maman savait qu’en épousant son Alphée, elle allait partager la maison de ses beaux-parents et les derniers de leur nichée, Ladislas, Albert, Lauradan, qui, jeunes hommes célibataires, demeuraient toujours sous le toit familial. Mais sa belle-mère, Aurélie, une femme d’exception lui donna toute la place qui lui revenait et lui facilita les choses. Elle lui enseigna ses recettes et ses trucs de cuisine et lui transmit tous ses petits secrets sur le filage de la laine, le tissage, le tricotage. Maman nous a confié avoir beaucoup appris d’elle. Elle l’aimait et la respectait comme on aime et respecte une mère. Elle l’admirait aussi d’avoir mis au monde 16 enfants et de les avoir élevés dans des conditions difficiles avec un mari qui manquait parfois de confiance en lui-même. De plus elle avait la grande qualité de ne pas s’immiscer dans les affaires des autres, encore moins dans celles de son fils, de sa bru et de leur famille naissante.

Les années passèrent. Naquirent Maurice (1919), puis Adrien (1920) et Charles-Édouard (1921- décédé à l’âge de 6 jours à la suite de son baptême dans une sacristie non chauffée. Selon maman il est mort dans d’atroces douleurs, devenu tellement faible qu’il pouvait à peine gémir, le pus suintant de ses yeux et de ses oreilles…), puis Rita (1923) et Jeanne (1924 – Jeanne a été très malade vers l’âge de dix ou douze ans, et n’a été sauvée de la mort ou d’une infirmité chronique que grâce aux soins de tous les instants que lui a prodigués maman.)… En 1930, grand-papa Pierre s’éteignit et sa veuve Aurélie céda alors à son fils Alphée, moyennant certaines conditions, la terre de la Cinquième qu’elle avait reçue en héritage (testament de  Pierre Chabot fait  en 1914).  Elle continua à demeurer avec son fils et sa bru un certain temps, jusqu’à ce que son fils Albert, alors marié, l’accueille chez lui au village dans une maison qu’elle l’avait aidé à construire avec du bois coupé sur la terre d’Alphée.

Naquirent encore André (1927), Roger (1929), Jacqueline (1932), Madeleine (1933), Carmelle (1935) et Marcel (1942). Ce dernier arrivait inopinément 7 ans après sa sœur Carmelle, alors qu’Eugénie, déjà âgée de 48 ans, éprouvait une certaine inquiétude à l’idée d’enfanter de nouveau. Mais tout se passa bien grâce à la générosité de ma sœur Rita qui retarda son mariage pour soutenir maman…  et je suis là à relater tout ça.

Les qualités de maman sont innombrables. Mes frères et mes sœurs auraient dit ou diraient certainement la même chose sans hésiter. D’ailleurs, lorsque je les passe en revue l’un après l’autre, je décèle chez eux et chez elles, tous et toutes, des parcelles de ces qualités. Elle nous a façonné de sa douceur, de sa patience, de sa générosité, de sa bonne humeur, de son ardeur au travail, de ses attentions de tous les instants pour nous et pour ses proches.  D’une santé sans faille (à ma connaissance elle n’a été malade qu’une fois, probablement victime d’un empoisonnement alimentaire), elle dirigeait les affaires de la maison en faisant preuve d’une adresse et d’une maîtrise remarquables. Comme les revenus de la petite terre de roches étaient plutôt minces, elle filait la laine, tissait, cousait les vêtements des enfants à partir de tissus récupérés à gauche et à droite. Avant la lettre, maman étai la reine de la récupération. Avec elle (et cela jusqu’au seuil du tombeau) la moindre ficelle, le plus insignifiant sac de plastique trouvait son utilité. En a-t-elle taillé du vieux tissu pour faire la catalogne qui servait à tisser les couvertures du même nom et les tapis tissés! Disciple attentive de sa belle-mère Aurélie, elle était une cuisinière dépareillée. Nous nous sommes tous délectés, à un moment ou à un autre, de ses ragouts, de ses civets, de ses tourteaux, de son chiard noire et, surtout, de ses tartes, l’été aux petits fruits, fraises des champs, framboises des tas de roches, bleuets, l’hiver à la farlouche, à la mélasse, au sucre, au suif… Elle faisait le beurre aussi, à la baratte qu’elle actionnait de son pied tout en faisant autre chose, comme tricoter (Voilà la scène de l’un de mes plus anciens souvenirs – à deux ou trois ans : je suis assis sur ses genoux, au-dessus de la trappe qui mène à la cave, me laissant bercer par l’air qu’elle me chantonne et par le roucoulement de la baratte qu’elle fait tourner de son pied agile. Chaleur et bonheur!). Son beurre était excellent et que dire du pain qu’elle boulangeait, l’ayant pétri dès l’aube et fait lever avant de le tailler en miches et de le mettre au four… Les jours de cuisson, lorsque nous revenions de l’école, l’odeur du bon pain venait exciter nos narines jusqu’au grand chemin. Alors nous savions que nous aurions droit à une tartine généreusement tapissée de bon beurre ou d’une couche de crème épaisse comme le doigt saupoudrée de sucre d’érable fraichement râpé.

Mais par-dessus tout maman prenait soin de nous, de notre bien-être, de notre santé. Combien de nuits blanches a-t-elle passées au chevet de l’un d’entre nous alors que nous étions malades, à nous abreuver de tisane d’herbe à millefeuilles pour faire tomber notre fièvre, à calmer notre toux de sirop d’oignon et à déloger nos bronches en nous appliquant un cataplasme de moutarde qui nous brûlait la peau (ou d’Annales de la bonne Sainte-Anne sous l’oreiller). Comme on ne déplaçait pas le médecin pour des peccadilles à l’époque, c’est le plus souvent la mère qui jouait le rôle d’infirmière auprès des proches. Et maman l’a joué ce rôle avec un dévouement et une sollicitude sans pareils. À tel point que nous trouvions parfois qu’elle exagérait! Mais elle faisait partie de ces êtres qui auraient donné leur vie pour leurs enfants…

Et sa charité, son humanité n’étaient pas réservées qu’à ses enfants. Combien de fois a-t-elle assisté des voisines plus jeunes qu’elle au moment de leur accouchement? Et lorsque sa sœur Anna a été atteinte d’un cancer de la gorge, c’est elle qui l’a soignée et soutenue jusqu’à la fin, se déplaçant chaque jour au village pour changer ses pansements. Et plus tard, quand ses filles ou ses brus ont mis leurs enfants au monde, elle a été présente à leur côté chaque fois que cela était requis. Puis, après que sa sœur Albertine soit devenue veuve, maman a été présente pour meubler sa solitude et lui apporter les soins que sa condition de diabétique (mangeuse de miel!) nécessitait. En un mot, maman était entièrement au service des autres!

Mais n’avait-t-elle que des qualités? De temps à autre, papa lui reprochait ses menues médisances, oh! rien de bien grave, des commentaires pas toujours bien chrétiens sur celui-ci ou celle-là. Et puis et puis, elle était un brin menteuse… Elle pratiquait le pieux mensonge pour éviter les qu’en dira t’on et les cancans. Je me souviens par exemple de cette fois où Roger et son épouse étant venus en visite avec leur nouvelle née, elle avait  dit à Jean-Guy et à Fernand Labbé, mes voisins et compagnons de jeu, que la petite n’était pas la leur et qu’ils en avaient juste la garde. Elle voulait dissimuler le fait que ce petit être était l’enfant du péché, parce mon frère et sa dulcinée avait fêté Pâques avant les Rameaux (en clair, ils avaient forniqué avant le mariage ce qui, à l’époque était largement réprouvé et devait être tenu secret). Mais pauvre maman, pouvait-elle ignorer que la chose était connue depuis des lunes de tout le canton et qu’en tentant de camoufler la vérité, elle faisait une folle d’elle, comme on dit! Autre petit défaut : elle souhaitait tellement notre bien qu’elle nous surprotégeait, ayant parfois de la difficulté à nous accorder sa pleine confiance. Je me souviens des recommandations à mots couverts qu’elle faisait à mes jeunes sœurs, pourtant plutôt sages, lorsqu’elles ont eu le permission de sortir avec leurs premiers prétendants. Laisser partir l’une d’elles en auto seule avec un jeune homme, sans chaperon (office qu’elle a déjà tenté de me faire exercer) se révélait pour elle une occasion prochaine de péché. Élevée entre filles dans un coin perdu de la paroisse, maman, malgré une force de caractère exceptionnelle, cultivait une peur irraisonnée que lui reprochait parfois papa. Élevée par des parents très croyants, elle était pieuse, à l’excès même, contrairement à papa. On peut dire qu’elle était un tantinet scrupuleuse, petit travers heureusement tempéré par papa peu sensible aux simagrées des grenouilles de bénitiers… Maman avait son petit caractère et pouvait tenir son bout lorsqu’elle était certaine d’avoir raison. Je me souviens d’une petite prise de bec (la seule en fait dont j’aie été témoin!) à l’heure du souper entre elle et papa au sujet de la date d’un décès ou d’un mariage. Certaine d’avoir raison, elle ne céda pas devant l’obstination (papa appartenait à une famille qui avait la réputation de compter des obstineux aguerris) de papa de maintenir sa position. Lorsque ce dernier quitta brusquement la table (c’était sa façon de marquer son désaccord), elle fit une moue de satisfaction. Mais il lui arrivait aussi d’être soupe au lait et  un brin rancunière.

Dernier petit détail : maman n’était pas trop entichée de la télévision qui montrait parfois des scènes osées pour l’époque (les danseuses du Jackie Gleason Show, par exemple, une émission américaine en anglais). Le curé prêchait contre ces scènes dégradantes et la scrupuleuse Eugénie m’éloignait du poste à l’heure de diffusion de la dite émission ou m’obstruait la vue avec une main pour m’empêcher de voir ces jolies jambes qui remuaient à l’unisson comme une vague. Ce manège de maman irritait fort papa qui ne trouvait rien là de bien dérangeant pour un gars de 13 ans. C’était en 1954 et Maurice, attiré par les nouvelles technologies avait été l’un des premiers habitants de la paroisse à acquérir (malgré les réticences de sa femme Bernadette et de maman) cette machine à images qui faisait l’envie de bien du monde. Quant à papa, il était bien heureux de cet achat très onéreux (probablement plus de 500,00$ en comptant l’installation et l’antenne, une fortune pour l’époque), car grand liseur et curieux de tout, ce nouveau média comblait son appétit de savoir même si, les premières années, la qualité des émissions laissait à désirer… C’est ainsi que tous les mercredis soir, les voisins affluaient à la maison pour voir La Famille Plouffe et surtout La Soirée de lutte commentée par Michel Normandin (Un, deux et troissss...). Maurice qui avait appris le métier de barbier à l’armée empochait quelques sous par la même occasion... Un autre petit exemple de la pruderie de maman et de son obédience aux enseignements de l’Église et de leurs propagandistes, nos bon curés, elle préférait nous faire croire que c’était Saint Nicolas qui nous apportait des cadeaux à Noël,  plutôt que Santa Claus ou le Père Noël, des créatures païennes inventées au pays du Coca Cola.

La venue de Bernadette dans la maison de la Cinquième à la suite du mariage de Maurice se fit sans heurts. Le fait que les deux ménages vivaient séparément contribua sans doute à cet état de choses. Ni l’une ni l’autre n’empiéta sur le territoire de sa voisine, papa veillant au grain discrètement. D’ailleurs, Bernadette étant d’une nature timide et débonnaire et maman douce et sans malice, les deux femmes étaient faites pour s’entendre.

En 1954, au seuil de la soixantaine, papa céda à Maurice le bien paternel moyennant certaines conditions, dont celle que ce dernier construise, pour lui et son épouse Eugénie, une petite maison au village. C’est probablement en 1955 ou 1956 que ces derniers prirent possession de ce petit logis situé sur la rue Principale, non loin de l’église. Pieuse, maman pouvait donc faire ses dévotions chaque jour, parfois accompagnée de sa sœur Albertine qui demeurait tout près. Comme à l’époque je fréquentais le collège, la maison devait paraître bien vaste aux parents, même si en fait elle était minuscule. En bonne santé et toujours active, maman continuait à vaquer à tous les travaux du ménage pendant que papa, davantage marqué par l’âge, lisait, regardait la télévision et, gros fumeur, hachait son tabac à pipe et roulait ses cigarettes. Et pour occuper les temps morts, elle taillait de la catalogne, tricotait, et s’adonnait à d’autres petits travaux aussi risibles à nos yeux qu’inutiles. Maman devait bien s’ennuyer un peu de ce train de vie, car papa, peu porté aux commérages, rompait rarement le silence. Aussi les visites presque quotidiennes de son beau-frère Arthur (mari d’Albertine sa sœur) qui distillait malicieusement les derniers cancans de la petite communauté, la sortaient un moment de l’ennui. Tireur de cartes et liseur des lignes de la main attitré du canton, ce dernier recevait chaque soir chez lui des dizaines de personnes qui souhaitaient tout connaître de leur avenir et, même s’il feignait être dur d’oreilles, ne manquait un mot de ce qui se disait dans sa maison, sans compter qu’il possédait l’art de tirer les vers du nez, comme on dit!  Ainsi se passait la vie pour ce couple vieillissant…

À la fin des années 1950, le frère de mon père, Ladislas, vint s’installer dans une maison qu’il avait en partie construite lui-même, juste en face de celle de mes parents, Si les deux frères ne se fréquentèrent pas plus que d’habitude malgré cette proximité, se contentant de placoter lorsqu’il se voyaient à l’extérieur, leurs épouses, elles, ne tardèrent pas à tisser des liens plus serrés. Malgré l’exiguïté des lieux, maman et papa continuèrent à nous recevoir au Jour de l’An, sinon pour le repas du moins pour l’échange de vœux. À moins de circonstances impossibles (éloignement, tempête) mes frères et sœurs accompagnés parfois de quelques-uns de leurs enfants venaient saluer leurs parents et faire une jasette avec eux. Il y avait toujours Roger qui s’enivrait plus que de raison et faisait étriver sa mère et mes sœurs en tenant des propos pour le moins équivoques. Je me souviens une année être venu de Montréal avec Sylvie et Josée, les filles de ma sœur Madeleine qui était dans l’impossibilité de voyager à ce moment-là! Je me rappelle aussi avec émotion ces courtes rencontres animées, les femmes dans un coin, les hommes dans un autre s’obstinant avec ferveur dans la gaieté, rencontres qui témoignaient de l’affection réelle et profonde que partageaient les membres de cette familles malgré leurs différences d’âge, de caractère et de métier…

Le 11 février 1969, papa succomba à une attaque cardiaque soudaine et brutale, laissant maman seule après 50 ans de mariage, événement qui a été souligné en juillet 1968.

Courageuse, maman continua à s’occuper de la maison encore quelques années. En bonne santé, elle vaquait aux tâches quotidiennes comme une jeunesse de 40 ans. Mais son Alphée, sur lequel elle se reposait pour résoudre les problèmes de la vie courante et qui, surtout, savait par son calme désamorcer ses peurs et ses angoisses, lui manquait beaucoup. Aussi, elle qui avait fait face durant les cinquante dernières années aux vicissitudes de la vie, commença à s’inquiéter pour un rien et à craindre de dormir seule chez elle la nuit. C’est ainsi que pendant quelques années l’une ou l’autre des enfants de mes frères et sœurs qui habitaient le village se relayèrent pour porter assistance à leur grand-mère. Mais au fond, maman les chouchoutait davantage qu’elle ne se laissait dorloter par elles. Au fil des ans, ses angoisses se firent plus manifestes et, elle qui avait consacré sa vie à ses enfants et à ses proches, commença à les harceler pour obtenir une attention plus soutenue de leur part. En un mot, elle était devenue un brin malcommode.

Comme à 85 ans, elle était devenue plus fragile, mes frères et mes sœurs qui l’entouraient et s’occupaient d’elle la convainquirent d’aller vivre dans une HLM récemment construite juste à côté de l’église. Ce fut probablement un moment difficile pour elle qui dut alors abandonner une partie importante de son passé, ses pelotons de catalogne entassés au grenier, et tous les petits riens récupérés au fil des ans. Je pense qu’à partir de ce moment-là elle s’est sentie dépossédée. Elle qui avait toujours été la maîtresse de sa vie, elle qui avait résolu mille problèmes pour assurer le bien-être de sa famille, serait désormais à la merci des autres, de leurs volontés. Elle n’aurait plus d’autre choix que de se soumettre. Une anecdote à ce propos : Vivant à Montréal, lorsque qu’il m’arrivait de rendre visite à mes parents, je ne prenais jamais le soin de les avertir de mon arrivée par téléphone, au grand dam de mes compagnes de vie qui me trouvaient bien mal poli. Or, un jour, je me présentai à la résidence où vivait maman pour lui rendre visite. Ma sœur Jacqueline était avec elle. Lorsque dix-sept heures sonnèrent et que je ne faisais pas mine de vouloir quitter, maman m’offrit de rester à souper. J’acceptai son invitation sachant que cela lui faisait plaisir. Là je vis le visage de ma sœur se rembrunir et ses yeux scintiller comme des tisons ardents. Sans mot dire, elle se dirigea vers la cuisine et on entendit les ustensiles cliqueter et les casseroles cacophoner, au grand désespoir de maman qui réprouvait cette attitude et qui résistait avec peine à l’envie de prendre elle-même les choses en main. Quant à ma nouvelle compagne, Claudette, elle aurait voulu se voir à des milles de là ou enfouie sous un mètre de sable. De mon côté, je m’amusais intérieurement de cette petite saute d’humeur de ma chère grande sœur,  sachant que ce petit nuage serait vite effiloché et que le soleil brillerait dans le quart d’heure. Et, en effet, comme dans la 6e symphonie de Beethoven (dite la Pastorale), la tempête fit bientôt place au zéphyr embaumé de la sérénité. Le souper se passa dans la bonne humeur et les sourires illuminèrent les visages. À la même époque, je luis rendis visite à l’occasion d’un réunion à laquelle j’assistais à Québec. L’ayant avertie de ma visite cette fois-là, maman m’attendait sur le seuil à l’arrivée de l’autobus. Elle m’accueillit comme l’enfant prodigue et un souper délicieux m’attendait. Elle semblait si heureuse de pouvoir recevoir son fils comme autrefois. Le lendemain matin, dès l’aube, car je devais retourner à Québec, elle s’affairait dans la cuisine pour me mitonner un délicieux petit déjeuner. Encore étendu sur le divan-lit, je l’observais du coin de l’œil… Elle avait l’air d’une jeune amoureuse préparant le premier repas de son amant.

C’est probablement vers 1982 ou 1983 qu’elle déménagea dans une maison d’accueil pour personnes âgées autonomes à Notrte-Dame-Auxiliatrice de Buckland. Je l’ai visitée à cet endroit et elle semblait bien traitée par les propriétaires de cette petite entreprise familiale qui recevait tout au plus une dizaine de personnes. Elle s’ennuyait sans doute, malgré les nombreuses visites que lui faisaient ses enfants, mais ne le montrait pas trop. Selon mon souvenir, elle demeura à cet endroit jusqu’en 1985. Probablement parce qu’elle perdait des forces et qu’elle devenait de moins en moins autonome, on dut se résoudre à la transférer dans un centre pour personnes âgées à Saint-Raphaël. Je suis allé lui rendre visite dans cet établissement à l’occasion des Fêtes. Elle se trouvait dans un état pitoyable, atone, complètement anesthésiée par les médicaments avec lesquels on la droguait. C’était la première fois qu’elle ne me reconnaissait pas. C’était pitié de la voir, affalée dans sa berceuse comme une vieille poupée de chiffon. Ce centre était à la fois une prison et un mouroir. Comment peut-on traiter ainsi une vieille dame qui a trimé dur toute sa vie pour élever dix enfants?

Aussi, mes frères et sœurs responsables de son bien-être s’empressèrent-ils, une fois la chose connue, de trouver une autre résidence où il leur serait plus facile de surveiller leur mère et de lui assurer une présence plus soutenue. C’est dans un centre situé à Sainte-Claire de Dorchester, cette fois, village où habite ma sœur Carmelle, qu’ils lui trouvèrent un logement. Se sachant proche de sa cadette et de plusieurs des siens habitant la paroisse voisine, elle se sentit rassérénée, d’autant plus qu’on avait cessé de la droguer de façon criminelle (il faut le dire!). Je l’ai visitée à plusieurs reprises à cet endroit et elle paraissait, sauf peut-être les deux dernières années, complètement en possession de ses moyens. Elle me reconnaissait ainsi que mes enfants et semblait heureuse de nous voir. Le fait qu’elle partageait la chambre d’une vieille dame de Saint-Lazare qu’elle connaissait de longue date avait comme effet bénéfique d’amenuiser ses inquiétudes et son angoisse.

C’est à cet endroit que je l’ai vue vivante pour la dernière fois au mois de septembre 1991, peu avant son 97e anniversaire. Elle se déplaçait encore sans aide, mais semblait une peu confuse. J’avais eu l’impression alors que les souvenirs qu’elle conservait de moi, son bébé, étaient vagues et embrumés.

Entre-temps, quatre de ses enfants étaient décédés : Adrien, le 12 février 1984; Jeanne, le 13 mars 1987; Roger, le 26 décembre 1988 et Maurice, le 6 mars 1991. Pour éviter de lui causer un lourd chagrin, on lui cacha la disparition de son aîné. Quelques années plus tôt, elle avait été témoin de la mort de ses deux sœurs, Félixtine (1er novembre 1976) et Albertine (22 octobre 1980) ainsi que de son beau-frère Ladislas, frère d’Alphée (9 décembre 1987).

C’est le 1er décembre 1991 que maman s’éteignit, comme elle avait vécu, tel un petit oiseau, doucement, entourée des siens qui lui prodiguèrent attentions et douceurs. Elle qui avait été si douce, si bonne, si généreuse pour nous tous, méritait une telle fin. Lorsque que mon frère André – le messager officiel des bonnes et mauvaises nouvelles – m’annonça que maman avait rendu son dernier soupir, un grand frisson m’envahit de la tête aux pieds, comme si ma propre vie se vidait de mon corps. Maman, notre maman avait quitté ce monde et nous étions désormais orphelins. Celle qui nous avait enfantés, donné la vie, ne serait plus là pour veiller sur nous. Il faudrait bien que, comme elle l’avait toujours souhaité, nous nous comportions dorénavant comme de dignes descendants de la grande famille Chabot, dont elle faisait aussi partie.